Iboga : du sacré à l’économie, l’or vert du Gabon convoité par le monde entier

2025-06-12 19:05:00
Plante mythique enracinée dans les rituels spirituels du Bwiti, l’iboga (Tabernanthe iboga) pourrait devenir le nouveau moteur de diversification économique du Gabon.
Longtemps cantonné à un usage sacré et traditionnel, ce végétal fascine aujourd’hui les milieux scientifiques et médicaux du monde entier, notamment aux États-Unis, où ses propriétés thérapeutiques – en particulier contre les addictions aux opiacés – suscitent un intérêt croissant. Face à cette convoitise, le Gabon détient une opportunité historique : faire de l’iboga une industrie stratégique. Mais pour l’instant, l’or vert du pays reste livré à lui-même, exploité dans l’ombre par des circuits illicites, sans cadre légal protecteur ni stratégie nationale d’industrialisation.
Selon plusieurs experts, le Gabon pourrait tirer plusieurs milliards de francs CFA par an s’il décidait d’organiser la culture, la transformation et l’exportation légale de l’iboga et de ses dérivés. Une étude récente évoque la possibilité de générer entre 600 et 6 000 milliards XAF par an pour 1 000 hectares cultivés. En termes d’emplois, ce secteur pourrait créer jusqu’à 20 000 postes directs, en particulier dans les zones rurales où la plante pousse naturellement. Le marché mondial des traitements contre la dépendance est en pleine expansion, estimé à 9 milliards de dollars en 2023 et attendu à près de 17 milliards à l’horizon 2033. Dans ce contexte, la valorisation encadrée de l’iboga pourrait donner au Gabon une place centrale sur un marché thérapeutique en pleine mutation.
Mais cette perspective prometteuse cache une réalité préoccupante. Depuis quelques années, des réseaux parallèles se sont organisés pour piller les réserves naturelles d’iboga, parfois en collaboration avec des trafiquants camerounais. Un kilo de racine brute se négocie autour de 2 000 dollars sur les marchés clandestins, tandis que l’ibogaïne pure – extraite en laboratoire – peut atteindre jusqu’à 150 000 dollars le kilo dans certaines cliniques spécialisées, notamment aux États-Unis et au Mexique. L’absence de régulation ouvre ainsi la voie à une véritable bio-piraterie, au détriment des communautés locales et de l’écosystème forestier.
Officiellement, l’État gabonais a reconnu la valeur de l’iboga en la déclarant « patrimoine national » et en interdisant son exportation sauvage depuis 2019. Pourtant, aucune filière industrielle structurée n’a été mise en place. Le Gabon a bien ratifié la convention internationale de Nagoya sur la protection des ressources biologiques et des savoirs traditionnels, mais n’a pas encore mis en œuvre un mécanisme de partage équitable des bénéfices. Une première licence pilote accordée en 2023 pour l’exportation de 100 kilos d’iboga semblait marquer un tournant, mais aucune suite concrète n’a été observée depuis.
Dans le même temps, les États-Unis s’organisent. Des laboratoires privés, des universités et même des figures politiques comme Robert F. Kennedy Jr. militent pour légaliser l’ibogaïne dans les traitements contre les addictions. Des brevets ont déjà été déposés à l’international, parfois sans aucune reconnaissance des savoirs ancestraux des communautés gabonaises. L’enjeu est désormais autant économique que géopolitique. Si le Gabon ne définit pas rapidement une stratégie nationale, il pourrait devenir simple fournisseur brut d’une industrie lucrative qu’il n’aura pas su maîtriser ni encadrer.
Des voix s’élèvent déjà pour alerter les autorités. Des ONG locales et des chercheurs appellent à la création urgente d’un Bureau national de l’iboga, chargé de réglementer les plantations, de garantir la traçabilité des produits et de fixer des conditions d’exportation équitables. Ils réclament aussi une reconnaissance légale et une protection des pratiques culturelles du Bwiti, qui ne doivent pas être dissociées de la plante.
L’industrialisation éthique de l’iboga au Gabon suppose plusieurs leviers d’action : un cadre juridique solide, une filière de transformation locale, la reconnaissance et la rémunération des savoirs traditionnels, et la mise en place de contrôles efficaces pour lutter contre le trafic. Il est également impératif d’attirer des partenaires internationaux sérieux, capables d’investir tout en respectant la souveraineté du Gabon et la juste rémunération des communautés.
Si rien n’est fait, le Gabon risque d’assister impuissant à une nouvelle forme de colonisation : celle de ses ressources botaniques et culturelles, captées et transformées à l’étranger sans qu’il en perçoive les fruits. Pourtant, en agissant vite et intelligemment, il peut se positionner comme le leader mondial d’une nouvelle industrie verte, fondée sur la santé, l’écologie et l’héritage culturel.
L’iboga n’est plus seulement une plante sacrée. C’est un enjeu de souveraineté nationale. Le temps est venu de transformer cette richesse unique en levier de développement durable, au bénéfice des Gabonais.